Il est assez triste en 2020 de constater que la dimension sociale et politique déterminante d’internet pressentie dans les années 80 n’a finalement toujours pas pris son essor, et ne le prendra sûrement jamais.
D’acteurs engagés les internautes sont devenus majoritairement simples consommateurs et pourvoyeurs d’idées prémâchées, spectateurs passifs d’un nouveau territoire dont la liberté s’amenuise un peu plus à chaque décennie.
Théorisé dès 1997 par Michael et Ronda HAUBEN, la notion de Netizen (contraction de Net (Internet) et Citizen (Citoyen)), donnait la part belle à l’internaute, véritable défricheur du net et potentiellement cinquième pouvoir de la société moderne.
A travers l’usage d’internet, le citoyen avait enfin accès à une connaissance et à un réseau de communication qui n’avait potentiellement pas de limite. Cette nouvelle sagesse acquise, la culture qui devait en découler, devait servir à bâtir une société moderne plus humaine et égalitaire.
« the development of the Internet and emergence of the netizens is an investment in a strong force towards making direct democracy a reality. The new technologies present the chance to overcome the obstacles preventing the implementation of direct democracy. Online communication forums also make possible the discussion necessary to identify today’s fundamental questions. » Michael Hauben.
Si les fondements de cette analyse ne sont pas erronés puisque nous avons vu le développement formidable de l’open-source, des forums puis des réseaux sociaux – avec le partage de savoir et d’informations qui en ont découlé – les contributions réelles apportées par la communauté d’internet n’ont finalement pas eu l’effet escompté et il est plus honnête aujourd’hui de qualifier internet d’outil de propagande social que d’outil démocratique efficace.
Les écrans de nos PC, tablettes et smartphones sont autant de miroirs grossissants et déformateurs qui ne pointent finalement que sur un détail noyé dans une masse mouvante et bruyante qui ne s’arrête jamais.
Internet est-il trop vaste et son absence de limitation engendre t’il cette stérilité ou l’internaute lui-même n’est-il finalement pas capable d’en mesurer le pouvoir et/ou de l’utiliser de manière désintéressée ?
Si l’on s’écarte un instant de notre vision occidentale nombriliste et que l’on s’intéresse au cas de nos voisins, on s’aperçoit assez rapidement que l’utilisation d’internet est soumise à des pressions sociales et politiques que nous ne connaissons pas.
Si l’occident et ses citoyens utilisent aujourd’hui internet massivement pour cracher à la gueule d’un individu ou d’un groupe social jugé représentatif d’une idée, d’un mode de vie ou d’une religion quel qu’elle soit, d’autres parties du monde ont plutôt trouvé dans internet un outil libérateur et unificateur, utilisé majoritairement pour servir une cause qui va dépasser l’individu.
Les manifestation récentes à Hong-Kong sont un cas d’école en terme d’utilisation communautaire des technologies et de partage des informations, le printemps arabe a été largement soutenu par la mise en place de relais bricolés pour maintenir un réseau pirate quand le gouvernement avait coupé internet, et les netizens coréens se sont illustrés en dénonçant la corruption et les fraudes de leur présidente ou en forçant les autorités à ouvrir une enquête poussée sur le drame du Sewol survenu en avril 2014.
Le cas de la Corée du Sud tendrait à démontrer que l’absence de guerre et un régime politique non autoritaire n’est pas une excuse suffisante pour ne pas s’emparer d’un outil aussi puissant qu’internet pour en faire quelque chose d’utile pour sa communauté. Il faut toutefois préciser que la société sud-coréenne, bien que disciplinée et nourrie au confucianisme, est également extrêmement corrompue et soumise aux humeurs des « chaebols », ces conglomérats d’entreprises tout puissants qui ont permis au pays son redressement si rapide après la guerre, mais au prix de son indépendance politique. Combattre la corruption est au cœur des préoccupations des netizens coréens qui n’hésite pas à surveiller leurs maires, leurs ministres et leurs présidents, mais aussi leurs voisins.
Il y a un revers sombre à cette surveillance citoyenne généralisée : délation, suspicion, peur, jugement, lynchage médiatique et social… l’utilisation d’un palantir n’est pas sans danger, car l’on ne sait jamais qui regarde de l’autre côté…
Alors que s’est-il passé entre cet élan libertaire de tous les possibles nés dans les années 80, consacré par les années 90, par « cette génération qui a assisté enfant à la chute du mur de Berlin et au délitement du monde bipolaire, cette génération qui a fourni les premiers rangs d’utilisateur du web qui ne soient pas de purs experts ou passionnés d’informatique « *, et les internautes d’aujourd’hui, fascinés par la forme mais plus par le fond, incapables de voir l’ensemble du puzzle ?
« On assiste pas tant à la fin des idéologies, comme le prophétisait Francis Fukuyama au tournant des années 1990, qu’à un double mouvement de fragmentation de leur sphère d’influence et de rationalisation des objectifs qu’elles poursuivent. Les luttes collectives portent de moins en moins sur des revendications sociales et politiques touchant au plus grand nombre, et concernent de plus en plus la défense de droits et la conquête de libertés pour des communautés particulières. (…) le glissement de la puissance d’agir collective vers des luttes particulières est aussi le résultat d’une stratégie claire du néolibéralisme, déjà froidement identifié par Michel Foucault : en acceptant comme légitimes les luttes pour le « droit à la différence » et les « libertés », le néolibéralisme a orienté les potentiels d’élans subversifs des masses vers des formes plus compatibles avec son projet de gouvernement par la concurrence. » **
Il ne s’agit pas ici de juger de la pertinence, de l’intérêt ou de la responsabilité de ces revendications sociales :
« mais de montrer que le triple mouvement de dépolitisation, de fragmentation et d’individualisation des critiques emporte une remise à jour par le technopouvoir de son répertoire d’action. » * ** Extrait du livre « Technopouvoir » de Dana Filippova
Ou dit plus simplement : Diviser pour mieux régner.
Centrés sur nos intérêts particuliers devenus possibles suite à l’amélioration généralisée de nos conditions de vie, nous ne voyons plus ceux de nos semblables et toute atteinte à ces intérêts spécifiques sont vécus comme des attaques injustifiées et punissables par une opprobre communautariste. Chaque communauté, étant plus occupée à les défendre de manière individuelle qu’à soutenir les intérêts de la société dans laquelle elle évolue, et chaque tentative solitaire étant plus facile à contrer qu’un mouvement général, il n’y a plus de victoire possible, seulement des batailles gagnées ou plutôt concédées pour maintenir l’ordre, au prix d’une fracture sociale globale de plus en plus importante.
Certains voient encore dans la technologie de grandes possibilités politiques et sociales, et si il est vrai que certains de ces outils sont extrêmement puissants, ils ne peuvent changer quoique ce soit dans les mains d’acteurs sociaux qui refusent une vision non individualisée des choses.
L’internet n’est plus cet espace vierge à explorer et cultiver, la réalité l’a déjà rattrapé : les hackers travaillent pour les états ou les géants du web, nous confions nos secrets intimes aux moteurs de recherches, vendons nos données pour du contenu gratuit, acceptons une censure exponentielle au nom d’un idéal sécuritaire et de la lutte antiterroriste…
Le deep web est une légende urbaine créée par accident sur 4chan, un pur produit du « LoL » destiné à maintenir un secret depuis bien longtemps éventé : internet n’est plus un espace protégé, un outil subversif ou un espace démocratique. Il est à présent un outil de gouvernance au même titre que toutes les autres technologies.
Par gouvernance j’entend une notion plus large que celle des états ou des gouvernements. Le WEB gouverne littéralement nos vies. Seule la finalité de cette gouvernance change : commerce, censure, division, criminalité, espionnage, surveillance, prédiction, manipulation concurrencent l’information, le savoir et la transmission des connaissances.
Au nom du progrès et de l’évolution, nous avons vendu nos âmes à une technologie que nous pensions libre et inaliénable, mais qui ne sert finalement que les intérêts de ceux qui nous gouvernent, au travers de nos désirs individuels.
Le netizen n’est que le reflet du citoyen de la « vraie vie » , de la même façon que le dark web n’est que le reflet déformé de l’internet accessible :
- A la fois outil de libération pour les citoyens, artistes, journalistes, scientifiques…
- outil au service du marché et des industries
- outil de propagande religieuse, sociale ou politique
- outil criminel au service des cartels, des terroristes ou des black hat….
- ou outil de guerre pour les états et les organisations gouvernementales
Au même titre qu’un grille pain, la technologie de l’internet ou de l’intelligence artificielle est neutre, elle ne fait que servir une volonté. L’évolution ou le salut de nos sociétés ne viendra pas de la technologie, elle ne peux venir que de l’humain qui doit réapprendre à être un citoyen avant d’être un individu, si il veut un jour transformer un outil en force du changement et devenir un citoyen du net au même titre qu’un citoyen du monde réel.
Une réflexion sur “Netizen : le mythe des citoyens du net”