Le travail numérique ou digital labour ne concerne pas que nos environnements de travail, il a pénétré toutes les couches de la société et transforme nos rapports à l’usage, au travail et à la consommation. Cette forme d’organisation du travail a connu un développement sans précédent avec l’explosion de la transformation numérique, englobant aussi bien les digital workers que l’ubérisation ou les travailleurs du clic.
Qu’est ce que le digital labour
Forme sans doute la plus évoluée de l’ultra-libéralisme, considéré par certain comme un nouvel esclavagisme moderne et par d’autre comme un renouveau du monde du travail, le digital labour questionne avant tout l’Humain.
Le travail numérique (alias digital labor) est une notion apparue à la fin des années 2000 qui se cherche encore une définition claire et définitive, et englobe pas mal de choses.
Pour résumer nous pourrions dire qu’un nombre impressionnant de nos actions en ligne servent à entretenir un réseau global de services que nous rendons gratuitement et sans en avoir conscience, services qui servent de base à une économie toute entière.
Tager une photo , remplir un capchat, liker ou retwitter une info… la moindre de ces actions nourri les IA, entretien le big data et dessine un profil de nos comportements et de nos personas virtuelles.
Tout cela constitue ce que certains considèrent comme un travail non rémunéré dont nous sommes les exécutants consentants et premières victimes.
Pourtant cela fait déjà plus de 50 ans que la notion de travail s’est vue étendre à de nombreuses activités qui n’étaient jusqu’alors pas considérées comme telles : les femmes au foyer dans les années 60, notre temps passé devant la télévision qui a engendré d’énormes profits publicitaires dans les années 70, la notion de travail immatériel dans les années 90, puis dans les années 2000/2010 les notions de travail bénévole, de travail des clients/consommateurs jusqu’à aboutir au digital labor…
Ces évolutions sont étroitement liées avec l’idée générale que le travail va devenir une denrée rare, une activité élitiste, car vouée à disparaître du fait des progrès techniques et technologiques.
Que l’on y croit ou pas, le fait est que l’augmentation du chômage dans les secteurs les moins techniques et où les diplômes sont les moins valorisés, tend à démontrer que la tendance va vers une ultra-spécialisation de la main d’œuvre, voir pour certains vers sa disparition.
Toutefois, au-delà des évolutions technologiques qui vont inévitablement engendrer la disparition de certains métiers, l’ultra-libéralisme dominant pousse l’économie vers une croissance exponentielle de la production pour engendrer plus de profits.
De fait, cette croissance ne peut être soutenue que par une énorme consommation elle-même soutenue par un fort pouvoir d’achat. Une autre forme de masse salariale devra donc émerger afin de permettre le maintien de notre économie telle qu’elle fonctionne actuellement, et le digital labor est l’une des pistes du futur du travail.
A moins évidemment de mettre en place une nouvelle forme d’économie, mais soyons réalistes, ce n’est pas vraiment dans l’agenda du moment.
La notion de digital labor se présente alors comme la continuation des premières tendances : l’élargissement du spectre de ce qui peut être considéré comme relevant du travail en l’étendant à divers champs qui relevaient jusqu’alors de la sphère privée et sociale. Car aujourd’hui plus que jamais c’est la notion de participation à la production de valeur qui prévaut.
Il convient toutefois de distinguer deux formes de digital labor :
- La première est littérale, elle correspond à des métiers préexistants mais transposés dans un univers technologique qui en change les habitudes (chauffeurs UBER, bailleurs Air BNB…) et permet la critique de ces nouvelles plateformes qui vont à l’encontre des modalités existantes de protection et de régulation du marché du travail. (On rejoint ici la notion d’uberisation) Les nouveaux joueurs ont réinventé les règles d’un jeu qui n’avait pas été challengé depuis des décennies. Pour le pire ou pour le meilleur ? le débat reste ouvert.
- La seconde est plus floue et brise les frontières entre vie professionnelle et vie privée/loisirs. Si l’on affirme que nos vies numériques génèrent à chaque instant des données valorisées par certains acteurs économiques, alors toute forme de présence connectée constitue désormais un digital labor. Il s’agit donc de présenter comme du travail la simple consommation de services en ligne, indépendamment même de toute activité productive consciente. De la même façon, si poster un article sur un blog ou une vidéo sur sa chaîne youtube pour son plaisir peut être considéré comme du digital labor, alors on remet en question la définition même du travail qui ne sera plus forcément égal à la peine, mais à la pure production de valeur, ou plutôt de données dans cette nouvelle économie numérique.
Car aujourd’hui tout est « donnée », tout est réduit aux datas qui vont nourrir le big data qui nourrit ensuite tout un système et une économie numérique, grâce aux algorithmes. L’internaute est un pourvoyeur de données à ces algorithmes de même qu’un agent permettant leur amélioration.
Si l’on accepte le postulat de l’existence d’un digital invisible, se pose alors la questions suivante :
Le digital labor doit-il être rémunéré ?
Car jusqu’à présent qui disait travail, disait salaire. Or comment quantifier et rémunérer un travail inconscient voir virtuel ?
a) Pour ce qui est de la forme la plus reconnue ( = métiers préexistants transposés dans un univers technologique) divers modèles économiques plus ou moins fructueux et viables ont été trouvés et testés.
Ces différents modèles ne sont toutefois pas encore sous leurs formes les plus abouties puisque remis en question régulièrement par l’implication brutale de nouvelles lois fiscales ou par les protestations plus ou moins entendues de ces nouveaux « travailleurs » face aux abus sociaux des plateformes qui les exploitent.
La grande question de l’équilibre parfait entre modèle économique viable et absence de précarité salariale et sociale n’est pas encore résolue, même si cela n’empêche pas la multiplication de ces nouvelles formes de travail.
Au final, ce digital labor littéral n’est pas si différent de sa forme plus traditionnelle qui peine de plus en plus à maintenir la balance entre revendications salariales et intérêts financiers.
Pas vraiment une révolution donc, mais plutôt une évolution naturelle en parallèle de celle de nos technologies.
b) Pour ce qui est de sa forme en devenir, le digital labor pose de nombreuses questions qui font l’objet de débats passionnés et d’idées plus ou moins viables.
Déjà en tant que telle, cette notion redéfini celle de travail qui – bien que n’ayant pas de consensus réel au sein de la communauté des sciences humaines – repose tout de même sur l’idée de base qu’il doit être conscient et volontaire. Or, a contrario, ces nouvelles théories considèrent comme travail le fait de participer inconsciemment à une activité économique réelle, d’où cette idée d’esclavagisme moderne qui exploite l’internaute.
Cela débouche sur deux nouvelles questions : la participation inconsciente à une activité économique n’a t’elle pas droit à compensation ? et cette inconscience est-elle le fait de l’internaute ou de ceux qui l’exploitent ?
Pour beaucoup le modèle économique « gratuit » d’un site, d’une plateforme ou d’un moteur de recherche suffit à compenser le travail inconscient de celui qui l’utilise. En effet, pour prendre un exemple facile : bien que Google exploite vos données à chaque recherche ou à chaque mail, il ne vous a jamais demandé quoique ce soit en retour : son moteur de recherche, youtube ou sa boîte email sont gratuits. Rien ne vous a obligé à vous en servir et rien ne vous oblige à continuer à le faire.
Remplir un capcha permet d’éviter l’infestation de bots sur nos sites favoris, partager ou juger une image ou une info va aider un algorithme à sélectionner les données avec plus de pertinence etc… au final il semble que l’internaute ressorte aussi gagnant de cette échange de procédés qui va améliorer son confort d’utilisation, qui va générer du plaisir, soit un ensemble d’éléments non-marchands et non quantifiables qui échappent alors à la logique capitaliste.
« La nouveauté des plateformes numériques est que l’opérateur qui revend l’audience aux annonceurs ne produit pas des contenus, mais des procédures d’agrégation et de mise en relation. Et il ne fait que cela. Le reste ce sont les internautes qui le font. » Citation de Dominique Cardon (extrait de Qu’est ce que le Digital Labor ?)
Pourtant :
« Le service rendu par la plateforme, qui consiste à agréger les interactions et à automatiser la révélation d’une « intelligence collective » des productions unitaires grâce à des algorithmes, est négligé ou minoré dans ces travaux, alors que c’est lui qui rend valorisable le travail gratuit des internautes ». Citation de Dominique Cardon (extrait de Qu’est ce que le Digital Labor ?)
Nous rejoignons ici la grande question de l’exploitation des données personnelles. Nos actions et nos traces numériques forment un réseau qui permet ensuite à des algorithmes de nourrir notre identité numérique qui sera elle-même revendue à des plateformes qui pourront alors cibler nos attentes afin de nous pousser nous, ou des acteurs tiers (comme les publicitaires) à des actions rémunératrices.
Difficile aujourd’hui de ne pas avoir conscience de ce débat à moins de vivre dans une grotte, aussi peut-on vraiment juger nos actions en ligne comme dénuées de volonté ? L’internaute n’a t’il vraiment pas conscience d’être dans un échange de service, à l’image de l’annuaire que nous recevions chaque année gratuitement parce que financé par les professionnels pour y figurer en bonne place ou de la radio que nous écoutons gratuitement contre quelques pages de pubs ?
M’est avis que beaucoup ont compris depuis bien longtemps comment ce modèle économique fonctionnait, et qu’il n’était pas si différent de ce qui pouvait exister dans le monde tangible, ce qui a donné naissance à une nouvelle forme d’exploitation, tout à fait consciente cette fois, des individus, du corps et de l’image.
A l’instar de nos corps qui se transforment en panneaux publicitaires, une large frange de la population est tout à fait prête à céder ses données contre des avantages financiers ou en nature. C’est déjà le cas des « influenceurs » qui vendent leur image et comptes de réseaux sociaux aux marques qu’ils représentent, des youtubeurs qui font de la publicité native de manière plus ou moins discrète, des blogueurs qui partagent avec leurs lecteurs les bénéfices des produits qu’une marque leur aura offerts. Tout cela constitue un digital labor sous sa forme la plus pure, puisque ces internautes rémunérés revendent – non pas leur contenu – mais ceux qui les consomment, lesquels rêvent alors d’être à leur place.
Et nous entrons là finalement dans un modèle standard de loi du marché, régulée par l’offre et la demande qui fait beaucoup d’appelés et très peu d’élus.
Je précise toutefois qu’à mon sens, plus que de l’exploitation des données personnelles – déjà largement dépassée – c’est la question de l’usage de ces données qui est aujourd’hui la plus importante. Car sa dimension est aussi bien sociale que politique et ces usages peuvent engendrer d’énormes pouvoirs concentrés dans bien peu de mains.
Mais je digresse.
Puisque l’on comprend alors que le digital labor a déjà su trouver sa place en tant que travail et que celui-ci est bien déjà bien souvent rémunéré, que ce soit via sponsoring, crowfunding, tips ou rémunération à la micro-tâche, il devient difficile de considérer la simple consommation de service en ligne comme un travail devant être rémunérateur. L’internaute devenant plutôt un simple ambassadeur de sa propre identité ou des marques qu’il supporte, comme le consommateur du monde tangible qui flâne dans un centre commercial qui lui apporte le parking et autres avantages gratuitement en échange de son temps de cerveau et, potentiellement, de son porte-monnaie.
L’activité des internautes n’étant finalement que ce que les théoricien du web des pionniers dans les années 90 appelaient « un faire non finalisé« , ce que l’on pourrait résumer par « ils font ce qu’ils font parce qu’ils y trouvent déjà la valeur qui les motive » (plaisir, passion, goût de l’échange…), avec aujourd’hui la cerise sur la gâteau : prestige, reconnaissance, réputation… qui elle est quantifiable et monétisable. (publicité rémunérée, cadeaux des marques à tester, bons points sur un CV pour une offre d’emploi etc…)
« Le système des réputation est sur Internet devenu une architecture de procédures à travers laquelle une « intelligence collective » émerge des contribution individuelles ». Dominique Cardon.
Cerise qui n’est quantifiable que parce que les rapports se sont inversés ces 20 dernières années et que ce sont aujourd’hui les sites marchands qui dominent et attirent le trafic du web, ce dont profitent ensuite les sites non-marchands, contrairement aux débuts d’internet où c’était la production non-marchande et « libre » du web qui attirait le trafic.
De la question du futur du digital labor
Au-delà donc de la définition de travail à l’aube des années 2020 qui va nécessairement évoluer, tout simplement parce que la société évolue vers de nouvelles habitudes et que les changements initiés par le digital labor n’ont toujours pas atteint leur maturité, se pose tout de même la question de permettre aux générations futures de continuer à consommer alors même que le marché du travail risque de continuer à se tendre de plus en plus vers l’ultra-spécialisation.
Le digital labor représente alors une option intéressante en ce qu’il peut permettre de créer une nouvelle forme d’économie basée sur l’individu lui-même : Si je ne peux plus participer à produire de la valeur par mon travail peut-être que je le peux par mon identité, mes habitudes de consommation ou mon image.
Cela reste tout de même une vision assez glaçante d’un possible avenir où l’individu sera son propre produit/outil de travail…. et pas forcément dans la version glamour et idéalisée de la star d’Instagram actuelle, mais plutôt dans la vision dérangeante du premier épisode de Black Mirror.
Reste toutefois la question des abus sociaux et de la juste rémunération du travail apporté à laquelle personne n’a encore su répondre, puisqu’il existe toujours une forme de travail non-rémunéré et invisible, expliqué de façon concrète par Antonio Casilli lorsqu’il prend pour exemple le cas de MTurk, la plateforme de micro-travail d’Amazon. MTurk rémunère à la « pièce » donc faiblement chaque action de l’internaute qui doit cumuler les actions pour espérer gagner quelque chose. Pour Casilli, sous couvert de travail pour les humains, cette plateforme est un centre d’élevage d’algorithmes, et de ce point de vue, la partie de travail non-rémunéré (celle qui améliore le deep learning) excédera toujours la partie rémunérée (cliquer sur des trucs…). Il y a donc déséquilibre très net entre la plue-value apportée par leur travail et la rémunération réelle de ces travailleurs du clic.
Le droit du travail peine encore aujourd’hui à apporter des réponses concrètes, par manque d’intérêt, de maîtrise du sujet et surtout par l’incapacité à quantifier le travail lui-même pour déterminer une juste rémunération, puisque situé dans le cyberespace et majoritairement virtuel. On comprend alors pourquoi à ce stade, ce sont majoritairement les acteurs plus « traditionnels » comme Uber ou Air BnB qui sont visés par les nouvelles mesures de protection des salariés ou – encore plus efficacement – par les nouvelles mesures fiscales. Car si la plus-value apportée par les travailleurs n’a pas encore réussi à être correctement quantifiée, il semblerait que le profit généré ai quant à lui été fort bien compris.
Il est évidemment extrêmement délicat de réussir à expliquer toutes les facettes du Digital Labor extrêmement changeant et en constante évolution, et cette notion – bien que datant déjà de plus d’une dizaine d’années – n’a pas encore trouvé de définition précise ni de consensus au sein de la communauté des Sciences Sociales. D’où le flou artistique qui règne un peu autour… toutefois il est certain que sous une forme ou une autre, il représente l’un des avenirs du marché du travail puisqu’il existe déjà.
Alors à votre avis, nos données personnelles devraient-elles être rémunérées au risque de pénaliser comme toujours les classes sociales les plus pauvres, car les plus à même de céder aux sirènes des géants du numérique ? cette nouvelle forme de travail représente t’elle l’avenir ? le droit du travail peut-il réguler et comment ? puisque l’on touche également à l’intégrité du corps et de l’identité … Comment concilier éthique et économie ?
Une réflexion sur “Le Digital Labor une nouvelle forme d’organisation du travail”