Tantôt responsables de tous les maux d’internet, tantôt visionnaires et porteurs des projets du futur, les géants du web ont atteint une telle importance – financière et symbolique – qu’ils ne peuvent plus laisser indifférents, et force est de constater que les fameux GAFAM commencent à agacer voir même à sérieusement déranger nos institutions et intellectuels de tous poils.
Faut-il pour autant avoir peur des GAFAM ? Le géant tentaculaire qu’est devenu Google devrait-il être démantelé ? Amazon régulé ? Facebook muselé ? Apple et Microsoft privatisés ?
S’interroger sur le rôle de ces GAFAM revient à tenter de définir ce qu’ils sont au-delà de l’aspect business qui les caractérise.
Au-delà de la « succes-story » qui fait baver toutes les startups, ce qui frappe avant tout chez ces géants c’est leur vision. Ils travaillent à façonner la société en anticipant ses désirs, le futur, nos habitudes, notre façon de penser.
Google n’est plus qu’un moteur de recherche. Amazon n’est plus qu’un libraire en ligne, Alibaba n’est plus qu’une foirefouille connectée. Ils se sont diversifiés, ils ont défriché d’autres domaines et les ont intégré à leur politique commerciale globale pour en contrôler tous les aspects. Voilà ce qui pour moi défini aujourd’hui les géants du web : vision, anticipation, diversification.
Si l’objectif reste évidemment de faire du profit, ce sont des entreprises avant tout, à plus long terme on sent que ces sociétés envisagent l’avenir comme un moyen d’asseoir leur vision du monde. Au-delà de l’argent qui est un outil plus qu’une fin en soi, toutes ont en commun cette idée de créer et réguler les comportements de consommation du futur dans un maximum de domaines.
Là où l’on peut alors s’interroger c’est sur la philosophie derrière la vision : est-ce sain de laisser des corporations privées décider de ce qui sera socialement acceptable et faisable à l’avenir ?
Un exemple fort à propos est survenu très récemment avec le leak sur internet d’une vidéo interne du laboratoire recherche & développement de Google. Sur cette vidéo les équipes sont parties du postulat qu’il est possible d’influencer le comportement des individus en utilisant la compilation des millions de données personnelles recueillies sur internet pour guider le consommateur vers le comportement choisi, plus éthique et plus sain par exemple…selon la vision de Google évidemment.
L’individu est donc réduit ici à une simple enveloppe charnelle véhiculant des données qui deviennent le véritable « adn » de son humanité et de sa personnalité.
Cette vidéo m’a principalement interpellé à deux niveaux :
- réduire l’humain à ses données (ce qui correspond plus ou moins au transhumanisme) revient à nous réduire à nos actions prises à l’instant T, sans contexte ni possibilité d’évolution autonome.
- laisser déterminer seule de ce qui est bon et mauvais, sain ou malsain, éthique ou non, revient à élever une société privée (ou plutôt une IA contrôlée par une société dans cette exemple) au rang de religion.
Car bien que l’IA nous laisse la possibilité de choisir une voie (libre arbitre), une fois la voie choisie c’est bien elle qui détermine ce qui y correspond ou non (bible).
Beaucoup voit alors dans cette vidéo la vision glaçante et apocalyptique de ce que nous réserve la technologie et par extension les GAFAM : le contrôle de la population.
Faut-il être naïfs tout de même pour se poser encore cette question en 2018 : étions-nous suffisamment libres pour que l’invasion des GAFAM dans tous les aspects de notre vie privée nous prive de cette liberté ?
L’évolution des habitudes de consommation démontre au minimum que l’individu est prêt à renoncer joyeusement à tous les aspects de sa vie privée – et ainsi par extension à une certaine forme de liberté – pour son seul confort ou sa minute de gloire personnelle.
Esclavagisme moderne, le digital labour, exploite nos moindre clics et choix, consciemment ou non, dès lors que nous acceptons les conditions d’utilisation d’un site lambda. La technologie est devenu le réceptacle de tous nos espoirs et de toutes nos frustrations et les petits génies de la tech, les nouveaux gourous lifestyle que l’on jalouse ou que l’on rêve de devenir.
Alors posons-nous cette question : est-ce que je préfère que ce soit Google qui dessine le futur de mes enfants – peut-être maladroitement, sans doute commercialement agressivement, mais avec la vision d’un monde meilleur ? ou mon gouvernement et les politiques qui ne comprennent rien aux nouvelles technologies, dont la vision ne dépasse pas les 5 prochaines années ni le portefeuille des lobbies/intérêts qu’ils servent ?
Où se situe le vrai combat ? dans l’assistant personnel qui va sans doute me pousser à acheter ces nouvelles baskets dont je n’ai pas besoin ? (achète toi une volonté) ou dans l’épineuse question du logiciel libre ? de la blockchain ou de la cryptomonnaie qui sont en train d’être récupérées par les géants bancaires et financiers ?
A grand renfort de titres accrocheurs les médias jouent un jeu dangereux en éloignant l’opinion publique des questions fondamentales du siècle à venir qui ne se limitent certainement pas à une utilisation du big data pour traquer, cerner et satisfaire nos habitudes de consommation.
Le fait est qu’aujourd’hui par exemple il n’existe peut être que Microsoft ou Google pour se dresser face à l’industrie pharmaceutique qui verrouille la santé en fonction de ses besoins et de ses projections financières. L’e-santé est sans conteste l’un des domaines majeurs où les GAFAM assez audacieux – et aux reins assez solides – pour s’y risquer pourront révolutionner notre manière de concevoir la maladie et les soins qui vont avec. Sans y voir des humanistes purs qui agiront pour le bien de l’humanité – soyons réalistes aussi – je ne doute pas qu’un bon coup de pieds concurrentiel dans cette gigantesque arnaque qu’est la santé aujourd’hui ne pourra qu’avoir des répercussions positives en terme d’accès et d’éducation. Ce sera peut-être le coup de pouce nécessaire pour décloisonner et assainir ce marché extrêmement lucratif.
L’agroalimentaire, la finance, l’assurance, l’industrie, le bâtiment, le droit… pas un secteur n’échappe aujourd’hui à sa révolution « numérique », et chaque marché a besoin de ses champions, d’un géant capable de tenir tête aux institutions qui verrouillent et régulent sans contestation.
Ne voyez pas ici un changement radical d’avis sur un sujet aussi sensible que l’exploitation des données personnelles. Je pense avoir eu mon lot de coups de gueules à ce sujet et je reste fondamentalement pour une régulation efficace et une meilleure éthique du big data.
Mais, un peu de réalisme s’impose également et un retour en arrière est impossible ou presque, une économie, une culture entière du web reposant aujourd’hui sur le big data. Sans oublier que si nous en sommes les premières victimes, c’est volontairement ou par absence de réaction que nous le devenons, puisqu’au final le prix importe bien peu face au confort/plaisir/bonheur apporté, même éphémère. N’est-ce pas aussi le but de la technologie de nous libérer des petits tracas du quotidien ? Ce que nous laisserons faire et les générations après nous de ces données, de ce diamant brut que constitue la data, ça c’est une autre histoire, et c’est à ce niveau que le combat aura lieu à présent.
Laisserons-nous les sociétés privées s’en servir et les utiliser à des seules fins commerciales afin de nous faciliter la vie ? permettront-nous plutôt aux GAFAM actuels et futurs de les exploiter afin de développer une autre vision du monde, peut-être plus équitable en terme d’accès et de répartition des richesses ? choisirons-nous à l’inverse de faire confiance aux seules institutions/industries que nous avons toujours connu ? ou même de laisser nos gouvernements gérer nos données à des fins sécuritaires ?
Comme le veut l’expression populaire : il faut parfois combattre le feu par le feu, et détruire ou museler les géants actuels du web ne serait pas forcément bénéfique à long terme pour le citoyen lambda, car qui sait quels vautours iront ramasser les restes et pour en faire quoi…
La force actuelle des GAFAM réside justement dans l’idée qu’ils sont un peu fous, imprévisibles, libres et novateurs, le parfait cocktail pour changer le monde… en quoi ? là réside sans doute la question, principalement parce ce que la majorité ne semblent pas spécialement préoccupés par des enjeux humanistes. Ils incarnent toutefois un nouvel ordre mondial, une nouvelle puissance qui ne peut plus être ignorée, la troisième armée de l’échiquier qui vient mettre le bordel et tente de tirer son épingle du jeu.
De mon point de vue, j’ai décidé que leur vision du monde, toute commerciale qu’elle soit bien souvent, offrait une bien meilleure alternative face à celle des géants industriels et politiques traditionnels, puisqu’ils tentent à leur manière de remettre l’humain au centre de tout pour qu’il devienne l’interface d’un autre monde… et j’avoue que cela m’intrigue particulièrement.

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Une réflexion sur “Faut-il avoir peur des GAFAM ?”