Chronique JuriGeek 5
Si la cybersecurité est l’un des enjeux majeurs du 21ème siècle elle ne concerne pas uniquement le piratage de nos données personnelles ou professionnelles. Avec l’expansion de la réalité virtuelle ou augmentée c’est l’individu lui-même qui entre dans un nouvel espace qui devra à un moment ou à un autre être régulé afin d’éviter les débordements.
L’évolution au sein d’un univers virtuel par l’intermédiaire d’un avatar n’est pas nouvelle. Le jeu vidéo a défriché cet univers il y a de cela bien longtemps, même si sous une forme plus archaïque, et il est assez amusant de constater que l’opprobre générale qui a martelé le jeu vidéo depuis des années ne semble aucunement inquiète des possibilités de dérives de la réalité virtuelle où la barrière entre l’individu et son avatar est encore plus floue.
Avec le lancement le 18 avril dernier de la version bêta de Facebook Space, le géant américain a fait un pas de plus vers un transhumanisme certes encore très timide et sans doute gadget, mais indéniable dans sa logique. Pourquoi se contenter de la voix lorsque l’on peut y ajouter le corps, le mouvement et l’émotion en temps réel.
Ce n’est pas une surprise, l’industrie pornographique a d’ores et déjà investi des millions dans la réalité virtuelle, misant sur cette technologie pour assurer son avenir dans la transformation numérique afin de faire face aux plateformes de contenu gratuits.
Même si aujourd’hui la réalité virtuelle n’est pas encore démocratisée, de par son coût comme son inconfort, il n’en reste pas moins que l’on peut facilement imaginer une démocratisation et une accessibilité future lui permettant d’entrer dans tous les foyers.
Se pose alors la question de la régulation des rapports humains aux seins des espaces virtuels qui seront créés dans tous les domaines de notre vie sociale et professionnelle.
Personnellement ce n’est pas vraiment l’univers du porno qui m’inquiète, je doute qu’il interfère plus qu’aujourd’hui dans ma vie à moins que je ne le souhaite (ou ne me débarrasse de mon bloqueurs de publicité…). Mais plutôt le deuxième effet kisskool que pourra avoir la sensation de liberté et d’impunité de ces nouveaux espaces virtuels.
Comment anticiper, se défendre ou réguler ces nouvelles formes d’interactions sociales ? Un avatar virtuel a t’il un statut juridique ? Puis-je être poursuivie pour des faits arrivés dans un espace virtuel ?
Je ne parle pas ici d’un éventuel vol de données ou d’objets virtuels, domaines où le droit évolue déjà, mais bien d’un acte moralement ou légalement répréhensibles accompli envers l’avatar d’une autre personne ou que je pourrais subir.
Afin d’éclairer mon propos je vais prendre en exemple le témoignage de Jordan Belamire sur sa première expérience d’un jeu en réalité virtuelle en mode multi-joueurs.
Si l’expérience de la réalité virtuelle en elle-même lui a semble t’il beaucoup plu, sa désagréable rencontre avec l’avatar d’un autre joueur l’a laissé avec la désagréable sensation de peur, de honte et de colère propre à une femme sexuellement agressée dans la vie réelle :
(…) So, there I was shooting down zombies alongside another real-time player named BigBro442. The other players could hear me when I spoke, my voice the only indication of my femaleness. Otherwise, my avatar looked identical to them.
In between a wave of zombies and demons to shoot down, I was hanging out next to BigBro442, waiting for our next attack. Suddenly, BigBro442’s disembodied helmet faced me dead-on. His floating hand approached my body, and he started to virtually rub my chest.
“Stop !” I cried. I must have laughed from the embarrassment and the ridiculousness of the situation. Women, after all, are supposed to be cool, and take any form of sexual harassment with a laugh. But I still told him to stop. This goaded him on, and even when I turned away from him, he chased me around, making grabbing and pinching motions near my chest. Emboldened, he even shoved his hand toward my virtual crotch and began rubbing.
There I was, being virtually groped in a snowy fortress with my brother-in-law and husband watching.
(…)Remember that little digression I told you about how the hundred foot drop looked so convincing ? Yeah. Guess what. The virtual groping feels just as real. Of course, you’re not physically being touched, just like you’re not actually one hundred feet off the ground, but it’s still scary as hell. My high from earlier plummeted. I went from the god who couldn’t fall off a ledge to a powerless woman being chased by an avatar named BigBro442. (…)
Peut-on caractériser l’agression subit par l’avatar de Jordan Belamire comme de réelle puisqu’elle a eu lieu dans un espace virtuel ? Un espace virtuel peut-il déjà être légalement défini ? Et si oui une éventuelle responsabilité peut-elle en découler pour le propriétaire de cet espace virtuel ?
Certains argueront qu’il ne peut y avoir agression puisque rien n’est réel et qu’il n’y a eu aucun contact physique. Mais l’absence de contact physique suffit-elle a exclure tous dommages ?
Pourtant, l’arrivée récente en grande pompe du jeu Pokémon Go a accéléré le processus et conduit à s’interroger sur la notion de réalité et de propriété de cette nouvelle dimension virtuelle que constitue le jeu.
Niantic a en effet créé un espace virtuel qui empiète sur l’espace réel et c’est le propriétaire de ce dernier qui doit faire parvenir un formulaire demandant expressément que sa propriété ne soit pas exploité par le jeu, par défaut, l’espace privé et public serait donc totalement exploitable par la société nippone. L’existence d’un véritable « droit de propriété virtuel » au profit de l’éditeur Niantic semble donc se dégager de fait.
Impossible toutefois d’apporter une réponse définitive à cette question puisque plusieurs procédures sont en cours actuellement, notamment au titre des œuvres protégées par les droits d’auteurs allègrement reproduites dans le jeu.
Si la notion juridique d’espace virtuel n’est pas encore vraiment caractérisée, celle d’avatar ne l’est pas plus malgré quelques embryons de réflexions sur ce sujet, L’Atelier.net a fait le point, extraits :
- Selon Olivier Iteanu, avocat et professeur de droit à l’Université Paris I Sorbonne, l’avatar ne sera jamais l’homme mais uniquement son représentant. En cela, il est difficile de lui reconnaître une personnalité juridique propre. Pour autant, rien ne dit, selon lui, qu’il ne peut exister en soi de protection à venir. Il rappelle notamment que le droit à consacré un statut juridique propre à des entités fictives comme les personnes morales.
- Eric Barbry, avocat spécialisé dans le droit numérique, dessine sur le site de son cabinet les contours de cette responsabilité. « Pour être responsable, à savoir tenu de répondre des dommages que l’on cause à autrui et de les réparer, il convient à tout le moins d’être doté d’une personnalité juridique, ainsi que d’une capacité de discernement suffisante. ». Or, nous l’avons vu, l’avatar ne jouit d’aucune personnalité juridique et ne peut en soi se voir conférer aucun droit ni aucune obligation donc aucune responsabilité en tant que telle. L’avatar n’est donc qu’un moyen dont l’humain est la fin. Il convient donc, selon lui, d’appliquer les responsabilités civiles, délictuelles, contractuelles et pénales aux hommes qui sont dissimulés derrière eux.
- Eric Barbry explique donc qu’ « au sein des mondes virtuels, les avatars apparaissent de plus en plus autonomes à l’égard de leurs utilisateurs et sont ainsi capables de réagir seuls face à l’environnement virtuel dans lequel ils évoluent et d’interagir avec les autres avatars, que leurs utilisateurs soient connectés ou non. ». Cela ouvre donc la voie à une reconnaissance, par le législateur, ou du moins par les concepteurs de mondes virtuels, d’une « responsabilité virtuelle des avatars », c’est-à-dire des actions des avatars au sein des mondes virtuels. Un droit spécifique pour un monde spécifique par un prisme spécifique. Certains créateurs de mondes virtuels, comme Second Life, ont posé des bases, à la valeur juridique non contraignante, d’une telle responsabilité dans ses conditions générales d’utilisation.
Le site souligne également la contribution de Raphael Koster, créateur de jeu en ligne, qui avait par ailleurs déjà rédigé sa propre Déclaration des droits des avatars datée du 27 août 2000.
Il défend notamment l’idée selon laquelle les mondes virtuels sont organisés de façon tout à fait indépendante du monde réel, il s’agit d’un univers propre dont les communautés doivent être protégées. Pour lui, « Quand de nouveaux concepts engendrent des interactions sociales et des sociétés indépendamment de la volonté de leurs créateurs et au moment où les dites communautés et espaces croissent en popularité et sont largement exploitées commercialement, il incombe à ceux y évoluant d’affirmer et déclarer les droits inaliénables des membres desdites communautés ».
A noter que le Conseil d’Etat avait déjà évoqué dans un rapport du 2 juillet 1998 « Internet et les réseaux numériques », la notion de « personnalité virtuelle » qu’il serait sans doute opportun de définir dans l’optique d’une définition du citoyen numérique. Opportun mais manifestement pas urgent puisqu’il n’y a eu depuis aucune véritable avancée.
L’avocat Alain Bensoussan rejoint l’idée d’imposer des règles au travers des CGU (conditions générales d’utilisation) ou TOS (terms of use), vous savez tous ces trucs qu’on ne lit jamais jusqu’au jour où l’on reçoit un mail désagréable …
Il va même plus loin en proposant une réponse virtuelle aux litiges virtuels :
Le système de responsabilité « in world » est alors basé sur l’idée qu’il apparaît, d’une certaine manière logique d’apporter, une réponse « virtuelle » aux problèmes rencontrés au sein des mondes virtuels par les avatars.
Il pourrait ainsi être envisagé de créer :
- des tribunaux virtuels, composés de magistrats-avatars, afin de juger les avatars dont le comportement contreviendrait aux dispositions des conditions générales d’utilisation ;
- des prisons virtuelles dans lesquelles les avatars, jugés coupables, purgeraient leurs peines.
Les sanctions, qui pourraient être infligées aux avatars, peuvent être multiples :
- dissolution de son patrimoine « virtuel » ;
- amendes « virtuelles » dans la monnaie de l’univers virtuel ;
- travaux d’intérêt généraux « virtuels » ;
- excuses publiques dans l’univers virtuel, notamment dans les cas d’injures ou propos diffamatoires. etc… ;
Si l’idée d’un système de responsabilité « in world » apparaît séduisante, elle se heurte néanmoins à de réelles difficultés de mise en œuvre et ne pourra reposer que sur la volonté ferme de l’éditeur de l’univers virtuel et sur la coopération totale des utilisateurs.
Au-delà des droits et devoirs de nos avatars virtuels se pose également la question de l’exploitation de notre image au sein d’un espace virtuel ou même au travers d’un objet réel.
Si légalement aujourd’hui rien ne protège Kim Kardashian ou Scarlette Johansson de voir apparaître des poupées ou des robots à leur effigie (tant qu’il n’y a pas exploitation à des fins commerciales) qu’est ce qui me protège moi ou mes enfants de ce genre de violation de mon image.
« si vous pensez que la réalité virtuelle ne va pas finir par aboutir à une forme de sexe avec des célébrités, alors vous vous mettez le doigt dans l’œil. Tous les systèmes de reconnaissance faciale, tout ça, il y a des gens qui travaillent à ça en ce moment. C’est absurde. Donc dans l’album je pose la question : “Est-ce cela le progrès ? Est-ce que nous voulons vraiment que le progrès ressemble à ça ?” Father John Misty ».
Avec le revenge porn nous avons pu constater qu’internet ne fait pas forcément ressortir que ce qu’il y a de plus beau chez l’individu et le sentiment d’impunité qui va avec l’utilisation d’un avatar et d’un pseudo a plutôt tendance a exacerber les interactions sociales. Alors à quand le revenge porn VR avec votre vie privée étalée à 360° sur la toile ?
Une autre question épineuse concerne l’aspect anthropologique de cette technologie. A force de se déconnecter, l’humain aura t’il envie de se reconnecter ?
Nous savons que le cerveau va nécessiter un ajustement afin de s’habituer à évoluer dans la réalité virtuelle. Le temps d’adaptation va nécessairement varier selon les personnes, la durée et selon l’activité pratiquée. Le fait est toutefois qu’une fois l’ajustement complété, notre cerveau va être reprogrammé pour interagir dans la réalité virtuelle et ce sont les rapports sexuels de la vie réelle qui vont alors nécessiter un ajustement. Même si l’apprentissage est semble t-il réversible, est-ce que nous le souhaiterons ?
Certains vont même jusqu’à imaginer un futur où les rapports physiques seront devenus l’exception et où la technologie remplacera ou comblera le vide affectif de notre société.
Mais avec une généralisation des supports technologiques ou virtuels, c’est l’ensemble de nos valeurs morales qui vont changer.
Est-ce que faire l’amour virtuellement avec quelqu’un c’est tromper ? Est-ce que la société reconnaîtra les liens amoureux d’un humain et d’un robot ou d’une poupée par le mariage ? Est-ce que l’homme ne se reproduira plus que via laboratoire ? Est-ce que le transhumanisme sonnera le glas de l’humain ?
Lorsque l’on sait qu’au Japon aujourd’hui le gouvernement désespère de relancer la démographie dans un pays qui a délaissé les rapports humains et la natalité au profit d’une vie sociale aseptisée et/ou virtuelle, il semble naturel de s’interroger sur le futur d’une société ultra-connectée certes, mais connectée avec des 1 et des 0…
Si la réalité virtuelle a un potentiel formidable dans des domaines comme la médecine, le marketing ou même le divertissement, elle ouvre également les portes d’un nouveau monde à défricher, d’une société en mutation, dans lesquels nous allons devoir apprendre à nous protéger au même titre que dans la vie réelle, et il est inquiétant de voir qu’à l’heure actuelle la technologie va dangereusement plus vite que le droit…
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.